Tribune « IA : changer la gouvernance française »
Face à l'accélération des progrès en IA et aux alertes venant de la communauté scientifique, la France doit revoir sa copie. Il est temps de repenser notre gouvernance et d'engager un débat ouvert pou
Tribune publiée dans Le Cercle - Les Echos : https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/opinion-ia-changer-la-gouvernance-francaise-2134531
Le 9 octobre 1903, dans un éditorial acerbe, le New York Times affirme l'impossibilité du vol plus lourd que l'air. 1 à 10 millions d'années : c'est l'estimation du temps de progrès scientifique nécessaire pour accomplir cet exploit. Cette vision, partagée par des chercheurs illustres comme Lord Kelvin, fut magistralement démentie deux mois plus tard par les frères Wright, démontrant à quel point cette vision était éloignée de la réalité technique de l'époque.
Dans une interview récente, Yann LeCun, directeur de la recherche chez Meta et co-lauréat du Prix Turing, affirme qu'aucune Intelligence Artificielle (IA) actuelle n'est capable des raisonnements les plus simples, comme anticiper qu'une tasse posée sur une table se déplacera avec celle-ci si on la pousse. Même un « GPT-5000 » futur en serait incapable. Quelques mois plus tard, GPT-3.5 d'OpenAI y parvenait.
Sous-estimer l'évolution rapide de l'IA n'est pas sans conséquences. Alors que l'aviation a mis des décennies à transformer le monde, l'IA connaît une explosion soudaine, avec des promesses d'automatiser à court terme toutes les tâches intellectuelles humaines.
Les Grands Modèles de Langage, comme ChatGPT, sont des IA aux capacités étendues qui surprennent même leurs créateurs. Récemment, GPT-4 « o1 » a surpassé des doctorants dans leurs propres domaines de recherche et égalé les meilleurs étudiants en mathématiques avancées. Ces compétences s'améliorent à un rythme effréné, couvrant toujours plus de domaines.
Cette trajectoire alarme de nombreux scientifiques, dont Geoffrey Hinton, récent lauréat du prix Nobel de physique. Leurs préoccupations ne relèvent pas de la science-fiction : elles concernent la décennie à venir. Détournement d'IA pour concevoir des armes biologiques, cyberattaques dévastatrices, exacerbation des tensions géopolitiques, perte de contrôle sur des IA avancées - la réalisation d'un seul de ces scénarios serait catastrophique pour l'humanité. Les recherches en sécurité de l'IA révèlent déjà l’apparition de comportements émergents inquiétants, soulignant notre incapacité croissante à maîtriser ces systèmes toujours plus autonomes.
Face à ces préoccupations, la communauté internationale s'est mobilisée. Le « Sommet pour la sécurité de l'IA » de Bletchley Park en 2023 a réuni gouvernements et experts, aboutissant à la Déclaration de Bletchley. Signée par 28 nations, elle reconnaît les défis éthiques et sécuritaires de l'IA et appelle à une collaboration internationale pour son développement responsable.
La réponse de la France, elle, est décevante. Chargé d'héberger le prochain sommet en 2025, le gouvernement tente d'en édulcorer les principes en le rebaptisant « Sommet pour l'action sur l'IA ». Cette position s'inscrit dans la lignée du rapport de la Commission française sur l'IA, « IA : Notre ambition pour la France », qui passe à côté des enjeux cruciaux de notre époque.
Une analyse récente menée par Pause IA et soutenue par de nombreux experts révèle les failles de ce rapport : conflits d'intérêts flagrants, minimisation des risques, et négligence des avertissements scientifiques. La présence au sein de la Commission de figures de l'industrie comme Yann LeCun (Meta), Arthur Mensch et Cédric O (Mistral AI) soulève des questions sur l'impartialité des recommandations. Comment croire à une régulation équitable quand ceux qui la façonnent ont tout intérêt à la limiter ?
La France ne peut persister dans ce déni dangereux. Pause IA appelle à une refonte urgente de la gouvernance dans ce domaine, impliquant experts indépendants, citoyens et décideurs politiques. L'avenir de l'IA dépendra des choix que nous ferons dans les mois à venir. Le sommet de 2025 offre à la France une occasion unique de rectifier le tir. Saisissons-la avant qu'il ne soit trop tard.